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L’auberge ukrainienne

Après nos périples citadins, je partageais l’envie de Kélig de se rapprocher de la nature et des gens. Je ne sais pas très bien à quoi je m’attendais en arrivant à la ferme, mais j’avais quand même une carte postale en tête : une petite ferme bien structurée menée par un couple de fermiers habitués à cette vie rude et une maison chaude avec de bons lits douillets… Oublie la carte postale et bienvenue dans le joyeux bordel, vivant et débordant d’énergie de Saldobosh !

Je n’ai pas du tout été déçue par le confort très sommaire du lieu, je peux même dire fièrement avec du recul que je m’y suis habituée très rapidement. Ce qui m’a donné l’envie et la joie de profiter pleinement de Saldobosh, ce sont les gens et l’ambiance de cette vie en communauté qui me faisait tant rêver.

J’ai adoré me lever tous les matins à 5 h 30 pour me régaler du calme de la maison, éclairée à la bougie et chauffée par les bons soins de Manu. Lui, c’est un Français qui est parti marcher sur les routes du monde depuis 2009.

Il passe l’hiver à la ferme avec sa chérie allemande, Kris, rencontrée lors de son voyage. Il se lève à 4 h pour allumer le premier feu, faire du café et méditer dans le jour qui commence à peine. Notre petit rituel quotidien, quand on se retrouve tous les trois dans la pièce commune, c’est de se serrer fort dans nos bras pour se dire bonjour. Y a pas à dire, je commence bien mes journées !!! Le seul petit bémol, c’est la sortie du sac de couchage avec la vessie contractée par le froid et la course effrénée hors de la maison jusqu’aux toilettes…

Je partage ma tâche principale avec Anna, une amie de Kris, venue d’Allemagne en stop pour quelques semaines. Notre spécialité : les vaches ! On a bien vu que les pauvrettes passaient toujours au second plan après les buffles. Sur les six vaches récupérées en piteux état quelques mois auparavant par Michel, deux nous donnent du lait : Bouclette et Elsa. Tous les matins, on se retrouve avec Anna, vers 7 h, pour nettoyer l’étable, nourrir et traire les vaches.

C’est un peu notre méditation pré petit-déjeuner. C’est aussi un bon entraînement avant de penser à traire une des bufflonnes. Ces dernières sont beaucoup plus sensibles, réactives et… caractérielles, soyons francs. Leurs pis sont plus fermes, la traite est minutée selon la quantité de farine qu’on leur donne pour faire diversion. La technique doit être précise et rapide. Alors, avec Anna, on s’entraîne et on prend soin des vaches.

Durant la journée, elle fait la bergère et je gère le côté nettoyage à fond de l’étable pour que ces demoiselles aient un lit propre et du foin à profusion en rentrant de promenade. Anna est une fille de la campagne, calme et souriante. Ça me fait du bien de passer du temps avec elle, à profiter juste du présent.

Au fil des jours, des semaines, mon horizon s’ouvre sur d’autres activités. Je noue des relations culinaires privilégiées avec Manu. Sa manie, c’est de faire du pain au levain partout et avec tout ce qui est possible. J’apprends. C’est magique pour moi de voir une belle miche de pain qu’on a pétri longtemps, longtemps, enfin sortir du four, parée d’une jolie croûte dorée.

Mais ce n’est pas tout ! Manu s’est aussi donné la responsabilité de bidouiller des trucs avec le lait des jours précédents, que ce soit de vache ou de buffle. On fait donc du beurre tous les deux et ça aussi c’est magique ! On agite durant 40, 45 minutes un bocal de crème et il ne se passe absolument rien. Puis, sans prévenir, dans le mouvement, un morceau de beurre s’est formé. C’est miraculeux, à chaque fois ! Tout ça était comme un jeu, léger, ludique, génial quoi.

On se sent tellement bien à Saldobosh avec Kélig qu’on décide de rester un mois entier. On partira le 23 décembre pour Budapest directement. Il est grand temps pour moi d’apprendre à bichonner les buffles et… d’en traire un. Pour ce faire, je suis les leçons de Linda, la copine de Michel, une volontaire de longue date sur ce projet, et de Kris, la chérie de Manu, au regard lumineux et au calme olympien.

Michel et Linda s’absentent une semaine pour se rendre à une convention à Kiev. Nous restons entre volontaires pour gérer la ferme. Et ça se passe drôlement bien. C’est Kris qui assure le leadership et ses années de vie collective dans des projets alternatifs nous guident vers la tranquillité du travail en groupe. Je ne pense pas avoir encore rencontré une personne déjà si sage, calme et profondément gentille comme elle.

Je l’ai vue maîtriser l’organisation de la ferme et les relations entre les gens avec douceur et naturel. J’ai appris beaucoup de choses sur moi en partageant quelques moments avec Kris, en la voyant travailler avec les animaux.

J’ai donc eu très envie de la prendre en photo, essayer de capter cette lumière dans ses yeux. Et je lui ai aussi permis, en toute confiance, de s’amuser avec mes cheveux… Elle est une des personnes que j’aimerais recroiser sur les routes du monde.

Une autre activité se rapproche de la méditation dans ces journées au rythme démentiel : le rangement et le ménage de la maison. Étonnant ? Nan ! Quand Kélig arpente les prés en sifflant, ou qu’on coupe du bois dehors, ou encore qu’une mission foin monopolise une équipe, je suis enfin tranquille dans la maison.

Je peux prendre soin du feu vital, faire du thé aux épices, remplir le chaudron d’eau chaude, faire du fromage, laver la vaisselle laissée par les gens pressés, balayer la paille, la poussière, la bouse qui ne cessent de traîner sur le sol. Et je suis satisfaite lorsque quelqu’un passe la porte et me dis en souriant qu’il fait bon d’être dans cette pièce !!!

C’est souvent là que je discute avec Rafael, un volontaire brésilien de 21 ans qui voyage sans argent. Il va rester ici cet hiver et après, il verra… Rafa est responsable des « petits » : les veaux et les autres animaux comme Valéry le cochon, les lapins et les chiens.

Ça lui arrive de cuisiner des trucs de dingue comme des desserts brésiliens au chocolat ou du dulce de leche. Il est doué pour les douceurs, mais aussi pour le dessin. Il a fait une école d’architecte avant de partir voyager, et le soir, il dessine, peint, tranquillement dans son coin du canapé. Rafael, c’est notre débonnaire du groupe, toujours cool et content. Enfin, du moment qu’il y a à manger…

Très occupés par d’autres projets, des conventions ou des propositions commerciales, Michel et Linda paraissaient parfois loin de nous. En un mois, j’ai tout de même réussi à avoir quelques discussions ouvertes et honnêtes avec Linda, même des fous rires.

Par contre, avec Michel, il y a toujours eu une distance. A-t-il vu trop de volontaires passer et s’en aller ? Avait-il d’autres choses en tête ? J’aurais aimé percer l’armure et apprendre plus de lui. Il s’est quand même débrouillé quasi tout seul durant cinq ans ici. C’est LE spécialiste des buffles des Carpates en Ukraine et peut-être même en Europe. Mais niveau relation humaine… J’ai vécu trop de moments magiques avec Manu, Kris, Anna, Rafa et Kélig pour ne pas être déçue par les rapports avec Michel. Un autre jour peut-être.

En tout cas, après un mois dans la ferme, c’est dur de partir. Je suis toujours étonnée de voir avec quelle facilité j’ai géré l’absence d’électricité, d’eau courante, le froid dans la vie quotidienne. Tout était si simple ! L’énergie emmagasinée par le grand air, le travail à la ferme, n’était pas détournée par le stress ou les pensées parasites que je connais si bien ailleurs. J’étais la reine du calme et de la tranquillité. Un dernier gros câlin à chacun, des sourires, une larmichette et on attaque la dernière ligne droite de notre périple avec plein de bonheur à l’intérieur de nous.

 

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